Nancy Spero est une des plus grandes figures de l’art américain, et la référence majeure, avec Louise Bourgeois, pour les nouvelles générations de femmes artistes.

Nancy Spero s’est volontairement située, durant toute une vie indissociable de son œuvre, comme une artiste “underground”, indépendante, autonome et engagée dans les grands combats politiques, sociaux et culturels de son temps.
Dès les années 60, ses peintures sur papier dénoncent en effet violemment l’engagement militaire américain au Vietnam. Elle s’attachera ensuite à exprimer et à défendre la cause des femmes, retravaillant les images stéréotypées du “deuxième sexe”, à travers siècles et civilisations.

Nancy Spero (1926 - 2009), artiste américaine plasticienne et peintre.

Elle s’installe à Paris dans les années 1950. C’est à cette époque qu’apparaissent les « Peintures noires » dans lesquelles les personnages sont alourdies par de lourds impasto.

« Dans les années cinquante et soixante, j’étais frustrée. J’avais l’impression qu’il n’y avait pas de place pour moi dans le monde de l’art. Mon œuvre était en décalage, marginale. Je n’arrêtais pas de travailler, pour me prouver, au moins à moi même, que j’étais une artiste et la mère de deux petits garçons. J’avais beaucoup de choses à dire, mais je me sentais réduite au silence, ignorée. La seule ouverture dans cette “réduction au silence“ a été à Paris, où mon travail a suscité un certain intérêt. »

Les Peintures noires ne sont pas tant des œuvres de colère, que des œuvres élégiaques et existentielles, mais à un stade très intériorisé, même si elles font signe au monde.

À la fin des années 60, Nancy Spero réalise des aquarelles dédiées à Antonin Artaud, intitulées Artaud Paintings. La série suivante, Codex Artaud, est constituée de frises sur bandes papier qu’elle avait sous la main, prenant ainsi une distance encore plus grande, dans son travail, avec les matériaux et l’échelle (souvent monumentale) des œuvres dominant à l’époque l’Art américain.

Des fragments de textes d’Artaud, ou y faisant référence, sont juxtaposés à des détails de silhouettes humaines ou animales, à des mots et des calligraphies provenant de différentes langues. L’ensemble joue sur les limites du langage, en établissant des liens visuels, corporels et culturels sans cesse dissous et retissés.

Le déséquilibre mental d’Artaud et ses séjours en hôpital psychiatrique n’étaient pas sans rapport avec les tentatives de se libérer des contraintes linguistiques et physiques, qui étaient pour lui étroitement liées. Julia Kristeva a mis en regard l’œuvre d’Artaud et le discours féministe, elle a détecté dans l’un et l’autre la colère et la douleur de ceux qui sont tenus à l’écart des modes d’expression dominants.

Oeuvre de Nancy Spero

Black and the Red III 2003 - « Masha Bruskina / Gestapo Victim » 1994

Parmi les symboles du Codex Artaud, qui se mélangent de manière ambiguë, des langues de femmes enflent jusqu’à prendre des formes phalliques : une évocation du fondement patriarcal de l’ordre symbolique du langage et du caractère spécifique des voix des femmes.
En 1964, elle quitte la France pour les États-Unis, s’installe à New York, où elle devient porte-parole de toute une génération, avec ses dessins sur papier originaux, sophistiqués et énigmatiques.

Galvanisée par la guerre du Viêt Nam, elle réalise une suite féroce de peintures contre la guerre où elle exprime sa rage face à la violence de la guerre et à l’oppression.

Ces cinq années consacrées à cette série de gouaches sur papier aboutissent à The War Series. « Un manifeste contre l’incursion des États-Unis au Vietnam, une tentative personnelle d’exorcisme. »

“Après les Peintures noires, j’ai commencé à New York la série des Guerres, un sujet extériorisé de façon provocante. Je voulais réaliser des manifestes contre la guerre et la violence, contre les bombes qu’on avait largué sur le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, et maintenant cette violence au Vietnam. La dévastation totale, symbolisée par la bombe. Je ne voulais rien faire qui fasse “establishment“. C’était en partie un acte de rébellion contre le monde de l’art. Si j’avais été reconnue par le monde de l’art, et je ne l’étais évidemment pas, j’aurais eu la même attitude hostile. J’avais exposé à Paris, acquis une certaine réputation,mais celle-ci ne s’accompagnait ni d’une reconnaissance dans le marché de l’art, ni d’une plus large diffusion de mes idées. Je me sentais donc parfaitement libre de faire mes manifestes contre la guerre sur papier ! Pour défier le monde de l’art et le gouvernement. Contre la guerre mais aussi contre l’art. »
“Je pensais vraiment que la terminologie et que les slogans comme “pacification“ relevaient d’un usage obscène du langage. Ils détruisaient des villages entiers avec des bombes incendiaires et déportaient les paysans dans des camps de réfugiés. Ils appelaient ça “pacification et rééducation“.

Quelque soit l’art, l’une des fonctions fondamentales est de communiquer, de véhiculer un message.

Après cela, elle décide d’utiliser son art pour étudier la condition des femmes. Dans Torture des femmes, elle parle pour les victimes, cite des récits de femmes prisonnières politiques, cas reportés par Amnesty International. De ces personnages émergent d’une sorte de procession mythique de femelles équivoques, de monstres et de victimes.
“Peut-être que dans ces situations infernales, un vague espoir transcendant gardait les femmes en vie.”

“J’ai pris la décision de travailler sur papier en 1966, et celle d’exclure les hommes de mon travail sept ou huit ans plus tard. Être libérée de cette présence masculine plutôt qu’en réaction contre” “À New York, vers la fin des années soixante-dix, il était évident que pas mal de femmes artistes rencontraient les mêmes problèmes pour exposer, indépendamment du sujet ou de la technique employée. Elles étaient laissées en dehors du discours. Nos œuvres s’avéraient de moindre valeur, parce qu’il leur manquait l’autorité d’un créateur mâle.“

Pourquoi faut-il que les femmes artistes en soient réduites à répondre au pouvoir, à l’autorité
des hommes ?

Laissons les artistes masculins réagir à ce que nous sommes ! Certains l’ont déjà fait d’ailleurs, à partir des années soixante-dix sous diverses formes. Nancy Spero introduit de nombreuses images et thèmes dans son travail et anticipe sur l’esthétique postmoderne de la fracture, de la dissonance et du collage.

« J’ai tout de suite reconnu chez Artaud son extraordinaire aliénation. Et j’ai alors décidé d’emprunter la férocité de son langage pour exprimer ma propre colère. La série des Guerres et celle d’Artaud, les peintures et le Codex, représentent les deux périodes de mon œuvre où j’ai exprimé ma colère. Elles ont transformé l’artiste que j’étais et les espaces du monde de l’art que je voulais violer et occuper. »

En 1972, Nancy Spero en a eu assez d’Artaud. Il y avait chez lui une vraie torture et une vraie douleur. Sa douleur était réelle, mais elle était l’expression d’un état intérieur […] Elle décida alors de s’inspirer de ses propres problèmes, les problèmes des femmes.

« Je voulais me plonger dans la réalité plus palpable de la torture et de la douleur ».