Billie Holiday, de son vrai nom Eleanora Fagan, (1915-1959), est une chanteuse de jazz américaine considérée comme l’une des plus grandes chanteuses que le jazz ait connue.

Un début difficile

Quand Eleanora Fagan naît à Baltimore en 1915, sa mère, Sadie Fagan, a 15 ans et son père, Clarence Holiday, 17. Dans Lady Sings the Blues2, Billie Holiday, réécrivant son histoire, ajoute quelques années à son père, plus encore à sa mère, et en fait un couple marié. C’est l’une des nombreuses déformations de la réalité que Billie elle-même entretenait et dont son autobiographie a prolongé les effets. La réalité est un peu moins idyllique. Clarence et Sadie ne se sont jamais mariés. Clarence Holiday ne reconnaît pas l’enfant, il est guitariste de jazz, et passe sa vie dans les clubs la nuit, sur les routes le jour.

Sa mère la fait venir à New York en 1928. Billie se prostitue. Elle est alors auditionnée au Log Cabin de Harlem, où elle est engagée comme chanteuse rémunérée au pourboire. Elle travaille ainsi dans plusieurs clubs et rencontre John Hammond qui lui trouve du talent et organise un enregistrement avec Benny Goodman.

Billie croise bien des musiciens, elle tourne dans plusieurs clubs de Harlem. La vie n’est pas rose dans l’Amérique de la crise : Billie se contente des pourboires, qui s’accumulent lorsqu’elle entonne Trav’lin’ All Alone ou Them There Eyes.
En 1933, John H. Hammond, producteur pour Columbia, découvre Billie dans un club où elle chante par hasard, à l’occasion d’un remplacement. Immédiatement convaincu de son talent, il lui ouvre les studios de Columbia.
Billie rencontre des musiciens prometteurs : parmi eux, Lester Young. La chanteuse et le saxophoniste se lient immédiatement d’amitié. Lester la surnomme Lady Day, Billie le surnomme President, ou plus brièvement Prez. Elle et lui sillonnent les clubs après leurs engagements respectifs, du soir au matin. Billie chante également avec Duke Ellington.

Une chanteuse noire dans un orchestre blanc

Elle devient dès lors l’une des vedettes du jazz new-yorkais, à travers de nombreux engagements.
Le style de Billie, intimiste, s’adapte mal aux plus grands shows. Billie chante bientôt avec le grand orchestre de Count Basie, puis avec celui d’Artie Shaw. Une chanteuse noire dans un orchestre blanc !
La tournée avec ce dernier est pourtant écourtée, à cause du racisme des États du sud, où elle ne peut pas chanter, ni même réserver une chambre d’hôtel ou entrer dans un restaurant avec les musiciens de l’orchestre.
Rentrée à New York, Billie continue de chanter dans les clubs grâce aux engagements. C’est à cette époque qu’on la voit boire de plus en plus, et fumer de la marijuana. C’est à cette époque aussi qu’elle enchaîne des liaisons féminines et qu’on la surnomme « Mister Holiday ».

En mars 1939, un jeune professeur de lycée, Abel Meeropol sous le pseudonyme Lewis Allan, écrit un poème et propose ensuite à Billie Holiday de mettre en musique et d’interpréter Strange Fruit.
Cette métaphore du lynchage des noirs dans la brise du sud devient la chanson-phare de Billie. La chanson déchaîne la controverse, et l’enregistrement qui en est bientôt tiré rencontre un immense succès. Elle tenait aussi à chanter cette chanson car un membre de sa famille avait été tué par un groupe de personnes qui tuaient uniquement des personnes de couleur noire. Les tueurs enlevaient leurs victimes, les pendaient par le cou, puis leurs lançaient des pierres, et enfin mettaient le feu à leur cadavre.

La reprise par Billie de Gloomy Sunday en 1941, une chanson de désespoir sur le thème du suicide prolonge ce succès dans un registre similaire, bien que moins engagé.
Les années suivantes voient Billie Holiday multiplier les enregistrements, les engagements, les succès, avec des musiciens de la stature de Roy Eldridge, Art Tatum, Benny Carter, Dizzy Gillespie…

Son quotidien devient galère

À l’époque même où elle est la première artiste noire à chanter au Metropolitan Opera, elle se retrouve dépendante à l’héroïne… Billie en parle sans concession :

Je suis rapidement devenue une des esclaves les mieux payées de la région, je gagnais mille dollars par semaine, mais je n’avais pas plus de liberté que si j’avais cueilli le coton en Virginie

Dans les clubs, il se murmure qu’elle ne respecte pas ses engagements, qu’elle est souvent en retard, qu’elle se trompe dans les paroles.

Au lendemain de la guerre, Billie Holiday est au plus haut, elle entame sa collaboration avec le pianiste Bobby Tucker, ses disques se vendent bien. Elle tourne aussi dans le film New Orleans d’Arthur Lubin, un long-métrage qui réunit de grands jazzmen, dont Louis Armstrong et Woody Herman.

En 1947, elle est arrêtée en possession de stupéfiants et condamnée à un an de prison. Billie fait scandale, et se trouve de plus dans une situation financière difficile : ses royalties ont disparu dans la drogue et les poches des hommes qui l’entourent… Elle sort de prison le 16 mars 1948, pour bonne conduite, mais ruinée. Le 27, elle chante à Carnegie Hall, plus belle que jamais, la voix épanouie, ses éternels gardénias dans les cheveux. Elle chante jusqu’à l’épuisement : vingt et une chansons, plus six pour les rappels. Un triomphe.

Depuis sa sortie de prison, Billie s’est vu retirer sa carte de travail pour avoir enfreint les critères de « bonne moralité ». Elle ne peut plus chanter dans les clubs de New York. Seule alternative, les grandes salles de concert : difficile d’en remplir les travées plus d’un ou deux soirs de suite.
Malgré tout, Billie se produit avec Lionel Hampton à la radio, et avec Count Basie au Strand Theatre.
Billie est toujours plongée dans l’héroïne, et le retrait de sa carte la force à chanter hors de New York, des engagements moins intéressants et moins bien rétribués. La presse ne manque pas une occasion de titrer sur elle, comme Down Beat en septembre 1950 : « Billie, de nouveau dans les ennuis ».

Lors d’un enregistrement en 1949 pour Decca, avec notamment Horace Henderson, Lester Young et Louis Armstrong, Billie a bien du mal à tenir le rythme, elle se fait remarquer par ses retards, ses excès, et une diction de plus en plus empâtée par l’alcool. Decca ne renouvelle donc pas son contrat en 1950, Billie est plongée dans les dettes jusqu’au cou : John Levy, qui encaisse ses cachets, n’a payé aucune facture. Lorsqu’elle le quitte, elle perd beaucoup d’argent, mais retrouve une certaine liberté. Billie reste toutefois contrainte à faire de longues tournées puisqu’elle ne peut toujours pas chanter à New York. Fin 1950, elle renoue avec le succès à Chicago, en partageant l’affiche du Hi-Note avec le jeune Miles Davis.

Elle s’installe sur la côte ouest, et signe un contrat pour le label Verve de Norman Granz. Elle retrouve alors des partenaires dignes d’elle. Biillie se voit néanmoins de nouveau refuser son permis de travail et alterne les tournées fatigantes et les grands concerts (à l’Apollo, à Carnegie Hall).
En 1954, elle réalise un vieux rêve : elle fait sa première tournée en Europe : ses concerts sont couronnés de succès. De retour au pays, elle se surpasse. Elle se produit à Carnegie Hall, au festival de jazz de Newport, à San Francisco, à Los Angeles, et continue d’enregistrer pour Verve. Down Beat lui décerne un prix spécialement créé pour elle.
Sa pianiste, Corky Hale, témoignera plus tard du calvaire de Billie : son épuisement, les ravages de la drogue et de l’alcool, les longues manches pour cacher les traces de piqûres qui lui couvrent même les mains, la fatigue, la perte de poids, l’ivresse avant les concerts. La perspective de son procès avec McKay la terrorise. Enfin, ce dernier se consacre moins à elle

Un succès phénoménale malgré la dépendance

Elle enregistre Lady in Satin en février 1958, avec des chansons entièrement nouvelles et un orchestre dirigé par Ray Ellis, auteur des arrangements. Un album poignant, de même que son tout dernier, simplement intitulé Billie Holiday, enregistré début 1959. Billie retrouve le succès. On se bouscule dans le Mars Club, on y retrouve les célébrités de l’époque : Juliette Gréco, Serge Gainsbourg, ou encore Françoise Sagan qui écrira :

C’était Billie Holiday et ce n’était pas elle, elle avait maigri, elle avait vieilli, sur ses bras se rapprochaient les traces de piqûres. […] Elle chantait les yeux baissés, elle sautait un couplet. Elle se tenait au piano comme à un bastingage par une mer démontée. Les gens qui étaient là […] l’applaudirent fréquemment, ce qui lui fit jeter vers eux un regard à la fois ironique et apitoyé, un regard féroce en fait à son propre égard.

Billie s’émancipa de ses modèles. Son articulation un peu traînante est compensée par un sens du rythme unique, jouant avec les imperceptibles retards, les phrasés décontractés qui créent le swing si particulier de ses prestations. Elle possède un timbre un peu enroué allié à une diction claire et un vibrato discret. Billie Holiday ne chante pas, elle joue dans tous les sens du terme, elle est à la fois enfant et actrice. Déjà dans les années 1930, cette sonorité si particulière et intimiste s’impose, quitte à se priver d’un plus grand succès populaire : tout le long de sa carrière, Billie manque de la puissance d’une Bessie Smith et de l’agilité d’une Ella Fitzgerald. Heureusement, Billie rencontre un contexte favorable grâce à deux éléments : la généralisation du micro et la mode des chansons lentes, refrains d’amour et blues.

Le fait d’avoir pu chanter très jeune avec les meilleurs jazzmen de l’époque n’a pu que stimuler ce talent, et l’entente entre Billie et Lester Young frôle le mimétisme sans jamais tomber dans l’imitation.
Les excès de Billie ne sont pas sans conséquence sur sa voix. Dès les années 1940, elle peine souvent à se lancer au début des concerts et des séances d’enregistrement, elle a besoin d’un verre de gin ou decognac « pour s’éclaircir la voix »… Elle a également beaucoup de mal à renouveler son répertoire et ne retient qu’à grand-peine les paroles de nouvelles chansons. Au fil des ans, sa diction si réputée devient pâteuse, son timbre légèrement enroué devient rauque, râpeux. La fatigue physique s’ajoute à tout cela. À quarante ans, Billie souffre quand elle chante, et cela s’entend. On entend aussi qu’elle n’a plus confiance en cette voix vacillante, qui la trahit si souvent.

Depuis plusieurs années déjà, Billie est malade. Elle reçoit les derniers sacrements le 15 juillet. Le 17 juillet, à trois heures dix du matin, Billie Holiday meurt à l’hôpital.
La cérémonie funèbre se déroule le 21 juillet 1959 en l’église St-Paul. Trois mille personnes sont présentes et se bousculent jusque dans Columbus Avenue. Elle est enterrée au cimetière St. Raymond, dans leBronx, dans la même tombe que sa mère. Louis McKay fait déplacer son cercueil dans une tombe séparée en 1960.

De Billie Holiday, Frank Sinatra, qui l’admirait tant, retiendra sa décontraction. Il est devenu l’un de ses amis les plus proches à la fin de sa vie. Dans les années soixante-dix, la chanteuse Diana Ross joue son personnage dans l’adaptation cinématographique du livre Lady Sings the Blues. Esther Phillips ou encore Nina Simone assument sans complexe leur filiation à Lady Day.

Billie Holiday m’a beaucoup influencée. C’est la première chanteuse que j’ai vraiment étudiée - déclarait Macy Grey en 1999.