Martine Franck, l’oubli de soi

Née le 2 avril 1938 à Anvers et morte le 16 août 2012 à Paris, est une photographe belge. Elle est la dernière femme de Henri Cartier-Bresson et a cofondé avec sa fille Mélanie la Fondation Henri Cartier-Bresson, qu’elle présida jusqu’à sa mort.

Martine Franck a passé son enfance aux États-Unis et en Angleterre avant d’étudier l’histoire de l’art à Madrid puis à l’École du Louvre. Elle débute chez Time–Life en 1963 comme assistante de photographes et devient ensuite en 1964 la photographe officielle de la compagnie de théâtre Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine.

Elle rencontre Henri Cartier-Bresson en 1966 lors de la couverture pour le The New York Times des défilées de mode à Paris. Elle rejoint en 1970 l’agence VU avant de devenir l’une des cofondatrices de l’agence Viva en 1972. À partir de 1983, elle devient membre de l’agence Magnum Photos. Durant les années 1980, elle s’investit dans des actions sociales avec la création d’un projet en 1983 pour le ministère délégué aux Droits de la femme puis avec les Petits frères des Pauvres avec qui elle collabore en 1985.

Elle part sur l’île de Toraigh en 1993 pour étudier les anciennes communauté gaëliques puis au Tibet et au Népal pour effectuer un reportage sur le système éducatifs des moines Tulku. Défendant la cause tibétaine, elle avait adhéré avec son mari au Comité de soutien au peuple tibétain dés sa fondation en 1987. En 2003 - 2004, elle travaille avec le metteur en scène Robert Wilson qui joue les Fables de la Fontaine à la Comédie Française.

Martine Franck, décédée en 2012 à 74 ans, était une grande dame.

Pas une grande dame de la photographie, au sens solennel et pompeux de l’expression, si étranger à sa nature, mais une grande dame tout simplement, par son élégance naturelle, celle des gestes et du cœur, par son éducation à l’anglaise, du côté de grands bourgeois anversois, par sa culture et le regard qu’elle posait sur le monde.
Un regard pudique et discret, ce qui ne va pas de soi quand on sait qu’il y a du voleur en tout reporter.

« La photographie est venue comme substitut, j’ai souffert d’être timide …; tenir un appareil m’a donné une fonction, une raison d’être quelque part, comme témoin, non comme actrice ».

Elle avait photographié la jeunesse et la vieillesse, les petits rats de l’Opéra et les collégiens du Collège de France, le parc de Sceaux enneigé et les ateliers d’artistes, sans oublier son cher Donegal plus irlandais que nature sous son objectif, et aussi les comédiens du Théâtre du soleil, aventure dont elle fixa les travaux et les jours durant de longues années. Elle mettait autant de malice et de douce passion à photographier des spectacles que des paysages, l’Orient que les musées.

Et la pâte humaine. Dis-moi qui tu photographies, je te dirais qui tu es.

Ses portraits reflètent son goût des autres, la quête de l’intérieur et de la profondeur des êtres, la compagnie des écrivains (Hélène Cixous, John Berger, Hervé Guibert, Michel Leiris, Albert Cohen, Yves Bonnefoy), des peintres (Balthus, Avigdor Arikha, Sam Szafran, Zao-Wou-Ki, Velickovic, Etienne Martin, Zoran Music, Barcelo, Botero, Raymond Mason, Marc Chagall, Diego Giacometti, Arpad Szenes et Maria Elena Vieira da Silva) qui avaient presque tous en commun d’être de ses amis avant d’être des artistes.

Ainsi quelque chose passe dans ces photos qui demeure invisible ailleurs. Si ce n’étaient des gens, c’étaient des formes, des lignes, des courbes, des perspectives et des horizons. En noir, en gris et en blanc. Avec du grain comme dans la vie.

D’un naturel timide, elle se cachait volontiers derrière son appareil, le revêtant tel un masque pour s’avancer dans la société et dans le monde, constamment en alerte, prête à saluer l’inattendu, ravie de ne pas pouvoir anticiper l’événement.

Pas facile d’être photographe de l’agence Magnum, après avoir co-fondé l’agence Viva, quand on est aussi, à la ville, celle qui partage la vie d’Henri Cartier-Bresson ; mais celle qui était sa femme n’était pas Mme HCB pour autant ; ni lui ni elle ne l’auraient voulu ; et on peut même dire que, lorsqu’il a posé définitivement ses armes de reporter en 1970, c’était aussi pour ne pas la gêner. Pour ne pas risquer d’éclipser son œuvre à elle par sa notoriété à lui. Sa première exposition personnelle (Le Théâtre du soleil, Galerie Rencontre, Paris) ne date-t-elle pas de 1971 ? Pas l’ombre d’une rivalité ou d’une jalousie entre eux. Sans elle, sans son activisme pour conserver sa cohésion aux archives et donc à l’oeuvre de HCB au lendemain de sa mort, sans ses démarches permanentes pour lever des fonds et son harcèlement auprès de la Mairie de Paris, il n’y aurait pas eu de Fondation Cartier-Bresson.

La MEP et la galerie Claude Bernard avaient organisé deux expositions à Paris en hommage à son œuvre, et à l’occasion de son dernier album Venus d’ailleurs (Imprimerie nationale). Une réception eut lieu à l’issue du vernissage, dans un grand restaurant tout près. Très amaigrie et affaiblie par son traitement contre le mal qui la rongeait, elle avait tenu à être là, près de l’entrée, saluant les uns et les autres, un sourire pour chacun de ceux qui, selon elle, s’était donné de la peine de venir regarder ses photos. Ce soir-là, par la sérénité et la douceur qui se dégageaient de tout son être si fragile, elle impressionnait. La délicatesse même. Cet oubli de soi manifesté dans l’attention aux autres, quelle leçon !

Son grand-père était mort en tombant de la digue d’Ostende alors qu’il photographiait ses deux cousins. A l’écrivain John Berger, avec qui elle s’était entretenue par fax en préface à son album D’un jour, l’autre (MEP/ Seuil, 1998), elle avait répondu, sobrement et brièvement, comme à son habitude :

« Je n’ai jamais voulu penser au lieu où je serais enterrée, mais maintenant que tu me le demandes je crois que je veux être incinérée et que mes cendres soient répandues au pied d’un bel arbre.
J’aime l’idée d’être recyclée dans la terre – mais pas tout de suite, s’il te plaît ».

Ce fut fait, quelque part dans le Lubéron où son mari est enterré.