Marie Bonnet, notre intervenante 2013 qui est, rappelons-le, psychothérapeute, psychanalyste, et anthropologue de formation, poursuit aujourd’hui sa réflexion sur la pratique de la médecine, et ses applications concrètes, à travers la publication de « Santé globale, pratiques locales ». Dans cet ouvrage qui est paru en novembre 2014 et qui est le fruit d’une collaboration entre trois anthropologues, Marie Bonnet nous alerte sur les dérèglements à l’œuvre aujourd’hui dans l’univers de la santé : pour elle, la pratique médicale se doit de regagner en neutralité, et d’être détachée de la marchandisation des soins et médicaments. De plus, Marie pose une question essentielle : pour un problème médical donné, la solution apportée doit-elle être locale ? Internationale ? Les normes et critères de santé sont-ils universels ou locaux ? Puis-je soigner un malade de Bamako avec ma grille de lecture de médecin européen ? Le regard posé sur une pathologie doit-il être local ou global ?

A l’heure où le virus Ebola est au cœur de l’actualité médiatique, l’ouvrage de Marie Bonnet s’impose comme une évidence ! Interview.

Vous venez de coordonner avec deux collègues un numéro thématique du Journal des Anthropologues intitulé « Santé Globale, pratiques locales ».

Pourquoi ce projet ?

Nous avons avec Daniel Delanoe et Mathieu Caulier, souhaité évoquer le choc de la rencontre des normes : les normes internationales en matière de santé lorsqu’elles rencontrent des pratiques locales.
Nous avons voulu aller plus loin que l’exposé de nos ressentis, nos intuitions, nos idées reçues ; nous avons souhaité, après avoir mis du temps à élaborer nos questionnements, donner la parole à des chercheurs de terrain du monde entier.

Nous souhaitions aussi, loin des clichés ou des certitudes, montrer la complexité des situations, afin de mettre en évidence de manière nuancée, que le choc des normes ne se fait pas de manière univoque. Il n’y a pas de prime abord des méchants et des gentils, des comploteurs, des profiteurs et des abusés, des victimes et des bourreaux.
Dit simplement, nous voulions savoir comment cela se passe lorsqu’il y a des malades à un endroit, et que la réponse vient d’ailleurs. Est-ce une bonne réponse ? Est-ce que, par contraste, une réponse locale était impossible, voire mauvaise ? A-t-on forcément une bonne médecine occidentale internationale normée versus des maladies localisées non prises en charge par des systèmes démunis. Est-ce que la réponse de la santé globale est bonne ?

Qu’avez-vous pu mettre en évidence ?

Nous avons pu mettre au jour plusieurs dynamiques. La première est que la santé globale peut-être une réponse à une situation locale où les réponses locales ne sont pas les bonnes (par exemple, prise en charge du paludisme au Cameroun).

Mais nous avons pu également voir des situations où les normes internationales viennent créer un problème de toute pièce là où il n’existe pas. Ainsi, la soi-disant obésité des Iles Tonga conduit à appliquer les normes de poids occidentales IMC à une culture où l’embonpoint est un signe de réussite sociale, de bonne santé. Cette grille globale de lecture ne répond toutefois pas aux véritables problèmes nouveaux nonobstant chronicisés de cette population, qui souffre par exemple de diabète. Or ce diabète est plutôt le fruit de la « malbouffe » provenant de nouveaux réseaux de grande distribution étrangers, qui ont déstructuré le marché local de la nourriture traditionnelle et saine.

Ainsi, nous voyons là les contrastes saisissants et résultants de l’application globalisée de normes identiques partout. Or cela ne répond pas toujours aux problèmes posés.

Vous parlez dans votre introduction d’économie néo-libérale, pourquoi ?

Nous avons pu mettre en évidence, à l’appui de travaux de certains chercheurs qui ont accepté de collaborer à l’ouvrage, que la marchandisation croissante du médicament dans certaines zones du globe, conduisait à l’effet inverse recherché dans la déontologie médicale. Le médicament devient un pur produit de marché sans rapport avec le service médical rendu. Cela nous est apparu comme un dérèglement majeur et inquiétant, qui doit alarmer le pouvoir politique.

Vous avez choisi de mettre une photo montrant des patients susceptibles d’être atteints du virus Ebola ?

Cette épidémie et la dangerosité du virus, la vulnérabilité des populations touchées, marquent les esprits. La mobilisation de moyens humanitaires et militaires, en France, aux Etats-Unis, la peur des pays occidentaux d’être touchés, l’inégalité entre les possibilités de guérison, sont autant d’aspects qui viennent interroger la notion de santé globale.

La dangerosité virale, le cout des moyens nécessaires pour agir durablement, mis en regard avec le dénuement des pays frappés, sont saisissants. Nous avons voulu parler de cet événement d’actualité, ainsi que de ceux qui s’en occupent.

Y-a-t-il un message que vous souhaiteriez faire passer à l’occasion de cette parution ?

Oui, il y en a deux. Tout d’abord l’importance des sciences de l’homme dans nos sociétés post-modernes, qualifiées d’anthropocènes : cet ouvrage est un hommage aux sciences de l’homme.

Ensuite, la nécessité aujourd’hui pour nos gouvernants, nos gouvernements, de se détourner du cynisme comme posture qui ne peut durer. La planète a besoin de solutions, et ces solutions ne se tissent que dans la nuance, la recherche, l’expérimentation, l’humilité. L’argent est un facilitateur de projet, mais ne peut en aucun cas être mis au centre des projets en tant que but ou fin en soi. Autrement, c’est le sens de l’homme qui en devient détraqué, et aucune guérison au sens profond ne peut advenir. C’est donc en un sens un message à la santé comme industrie et à ceux qui la portent.

L’organisation médicale face au virus Ebola

Sylvain Cherkaoui/Cosmos - Avril 21014
Un hygiéniste s’approche de patients identifiés comme suspects. Ils attendent les résultats d’un test sanguin qui doit déterminer s’ils sont atteints par le virus Ebola.
An hygienist approaches patients classified as suspects. They are awaiting results of a blood test that will determine whether or not they have the Ebola virus

Santé globale et solution locales ?

Sylvain Cherkaoui/Cosmos - Juillet 2014 Kailahun. Sierra Leone.
Médecins Sans Frontières (MSF) Ebola Treatment Centre. Two medical staff are bringing a weak patient who has been in contact with people infected with Ebola to the admission. ©Sylvain Cherkaoui/Cosmos pour MSF