Lorsqu’on m’a demandé d’écrire un billet pour l’édition 2015 de TEDxChampsElyseesWomen, dont j’ai l’honneur de faire partie du comité d’influence, j’ai souhaité parler des jeunes filles du monde rural marocain que l’association que je préside soutient.

Le touriste qui voyage dans les campagnes marocaines voit souvent des filles rassembler du bois ou bien surveiller des troupeaux de chèvres dans les campagnes. Derrière ces images de dépaysement se cachent des nécessités économiques, des destins familiaux et des talents qui demandent à s’épanouir. Mais plutôt que de rester dans des généralités, je souhaite vous emmener sur une échelle plus réduite, celles des filles que notre association accompagne depuis neuf ans. L’idée est d’évoquer le cadre dans lequel nous agissons avant d’aborder la manière dont nos actions changent le monde de nos bénéficiaires et comment, à leur tour, elles changent les communautés qui les entourent.

1. Le cadre de notre action

Notre équipe, soudée depuis 2004 autour de l’association Juste pour Eux, conçoit et réalise des projets internationaux dans le secteur de l’éducation. En 2006, nous avons été sollicités par des enseignants de la province de Tiznit (sud marocain) qui cherchaient des solutions pour lutter contre la déscolarisation des filles dans les zones rurales. La précarité des familles, le manque d’information des parents, les habitudes culturelles, l’éloignement des collèges et souvent aussi la méfiance vis-à-vis de l’administration publique sont les principales raisons de ce phénomène qui a de nombreuses conséquences négatives. Ainsi, dans de nombreux villages, les familles refusent aux femmes le droit de travailler en dehors de la maison. Pourtant, les maris doivent souvent quitter la maison familiale pour chercher du travail dans les villes du pays, voire à l’étranger. Comme nombre de ces femmes laissées seules ne savent pas lire, elles ont du mal à s’orienter dans la société et à mobiliser des ressources. Ce blocage a des impacts négatifs sur la santé et l’éducation des enfants et freine le développement économique des régions concernées.

C’est pour interrompre ce cercle vicieux que l’association, en coopération avec la Fondation d’entreprise Décathlon et la Délégation du Ministère de l’Éducation du Maroc à Tiznit, a réalisé entre 2006 et 2012 le projet « un vélo pour elle ».

Par notre travail, nous souhaitons élargir l’horizon de perception et d’action de nos bénéficiaires afin d’augmenter leur autonomie. Nous essayons d’adopter leur perspective pour développer des bouquets de services appropriés. Nous agissons à long terme en créant autour de nos bénéficiaires un système social de plus en plus dense dans lequel elles apprennent les codes de communication verbale et non-verbale dont elles ont besoin pour se développer. Nous pensons nos bénéficiaires aussi dans leurs rapports avec les groupes sociaux dans desquelles elles doivent s’imposer et y renforçons leur position. Ainsi, dès lors que par l’attention dont elles font l’objet les bénéficiaires augmentent le statut social de leur famille et attirent des ressources externes, les parents sont prêts à leur allouer plus de ressources en terme de temps, d’argent et d’attention.

Certes, nous allégeons dans l’immédiat les budgets scolaires et d’études en prenant en charge divers frais de matériel, d’inscription ou en octroyant des bourses. En plus de ces incitations financières nous avons affiné dans le projet suivant dénommé « Une carrière pour elle » une dizaine d’instruments d’intégration sociale et économique dont 1° Le conseil d’orientation académique et professionnel, 2° le coaching individuel pour accompagner les étudiantes psychologiquement, dans leur démarches administratives et dans leur problèmes de santé, 3° le coaching de groupe pour transmettre des techniques de développement personnel dans le cadre d’ateliers de travail et d’excursions 4° le mentorat par des managers d’entreprises multinationales, en face à face ou par des conversations utilisant Skype, 5° l’inter médiation de stages, 6° le tutorat au niveau des institutions académiques et pendant les stages en entreprise 7° les voyages de découverte dans leur pays et à l’étranger, 8° les cours complémentaires de langues étrangères et pour préparer divers concours. Il faut que vous vous imaginiez ces instruments comme ceux du tableau de bord d’un cockpit. Nous expliquons à chaque bénéficiaire l’intérêt de chaque instrument et, peu à peu, elles combinent, chacune à son rythme, ces instruments pour construire leur projet professionnel.

De cette manière, nous favorisons la socialisation professionnelle de nos étudiantes et la rencontre de groupes sociaux et culturels qui ne se seraient jamais trouvés sans notre action ; c’est notre manière de promouvoir la mobilité sociale.

Je pense que cette approche nous a permis d’avoir de nombreux impacts. Le projet « Un vélo pour elle », qui consistait à accompagner les collégiennes et lycéennes individuellement et en tant que groupe, a d’abord concerné 200 jeunes filles. L’importante couverture médiatique du projet et la réussite de 75 % ces filles au baccalauréat ont fait que l’idée de distribuer un vélo pour réduire la distance du collège et du lycée est devenue une politique publique du Ministère de l’Éducation Nationale au Maroc et a touché depuis plus de 200.000 collégiens et lycéens.

Tournons nous à présent vers les jeunes filles que nous avons accompagnées et qui sont toutes devenues des actrices du changement dans leur milieu respectif.

2. Les changement sociaux apportés par nos bénéficiaires

Au bout du projet « Un vélo pour elle », nos bénéficiaires analysent de manière très lucide leur nouvelle situation par rapport aux différentes institutions auxquelles elles ont à faire. En ce qui concerne leur place dans leur famille, non seulement elles réussissent à canaliser plus de ressources familiales vers leur projet scolaire, académique ou professionnel, elles disent aussi avoir gagné en crédibilité. Par ailleurs nos bénéficiaires sont souvent les seules personnes à savoir correctement lire et écrire dans leur famille.

Un vélo pour elle

En ce qui concerne leur place dans leur village, elles encouragent les autres familles à scolariser les filles. Elles ne se contentent pas de mots, mais leur donnent concrètement des cours de soutien. Concernant le système éducatif, elles ont réussi à réduire l’absentéisme des établissements qu’elles fréquentaient, ce qui est un signe évident qu’elles ont augmenté la confiance dans le service public. Au-delà de sa valeur pratique, le vélo a donc d’emblée gagné une valeur symbolique.

Dans le cadre du projet suivant « Une carrière pour elle » basée sur la socialisation professionnelle, nous avons encouragé les bénéficiaires à découvrir la passion qui sera le moteur de leur vie professionnelle. Quelles spécialisations nos bénéficiaires ont elles choisies ? Faut-il s’étonner qu’elles cherchent pour la plupart à résoudre des difficultés auxquelles leur famille ont fait face et qui les ont marquées ? Je pense à Amina Berghout qui suit des études de météorologie dans l’école d’ingénieur la plus sélective du pays. Étant donné l’importance de l’agriculture, la prospérité tant des familles rurales que de son pays dépend tellement des conditions météorologiques, qu’elle voit sa mission dans une meilleure connaissance des phénomènes météorologiques et de leurs interactions avec les méthodes agricoles.

Je pense à Fatima Fakir qui se spécialise dans les métiers de la banque et qui souhaite conseiller des entrepreneurs sur la meilleure manière de se financer. Son père est un petit entrepreneur qui s’est heurté comme tant d’autres aux réticences des banques de servir cette clientèle. A terme, elle souhaite faire grandir l’entreprise familiale, une motivation forte qui la pousse à vaincre sa timidité. Je pense à Rachida Mouzoune qui, en devenant infirmière, a cherché à répondre à la faiblesse de l’offre en soins de santé dans sa région natale. Je pense à Yamna Ezzaim qui se spécialise dans la gestion des ressources humaines, domaine où elle voit un levier de répartition des chances qu’elle souhaite mieux comprendre. Je pense à Mariam Belaatik qui travaille comme lectrice d’espagnol à l’université avant même d’avoir fini ses études puisque son talent a été rapidement repéré par ses professeurs. Je pense à Loubna Bentouil qui a eu l’intelligence de se spécialiser dans la logistique et les douanes, un domaine dans lequel son pays a encore besoin d’experts.

Il n’y a aucun doute que ces filles que nous accompagnons depuis neuf ans seront des actrices du changement, chacune à son niveau. Elles ont grandi avec cette compréhension de soi et nous continuerons à leur transmettre des savoirs, des informations et des méthodes qui leur permettent d’assurer ce rôle avec de plus en plus de savoir-faire. Ces étudiantes ont toutes eu l’opportunité d’évoluer dans des environnements sociaux et professionnels nouveaux pour elles, au Maroc ou à l’étranger, de sorte qu’elles créées naturellement des ponts pour leurs communautés d’origine. Ces étudiantes sont devenues aujourd’hui des modèles de promotion de la fille rurale et prouvent que même si l’éducation et le libre épanouissement de la personnalité sont trop souvent bloqués pour les femmes des régions rurales, il existe des voies de sortie. Lorsque vous voyagerez au Maroc, vous ne les verrez pas dans les champs à rassembler du bois, ni à passer le temps dehors près des chèvres, ni assises tristement dans le coin d’une cuisine ou à servir timidement le thé à des invités en répondant à des ordres. Elles seront en train de vous doubler dans une voiture climatisée sur la route que vous empruntez et leurs enfants vous regarderont par la fenêtre.

Nous savons que pour pérenniser notre action il nous faut atteindre une taille critique et la prochaine étape consiste à toucher une centaine d’étudiantes dont nous accompagnerons la socialisation professionnelle. En créant un cercle d’alumni constitué et animé par des femmes actives dans plusieurs métiers et dans plusieurs régions du pays, nous avons la conviction que nous pouvons créer un levier qui entretiendra la dynamique que nous avons lancée.

Myriam L’Aouffir